[TRIBUNE] La culture et les loisirs dans l’hébergement : un puissant levier d’insertion

Au-delà de l’hébergement et de l’accueil d’urgence, les personnes en difficulté doivent pouvoir bénéficier d’actions culturelles et de loisirs. C’est ce que défendent Céline Abisror, de l’association Cultures du Cœur, François Deroo, de l’association Les Petits Débrouillards, et Florent Gueguen, de la FAS.

« Alors que le taux de pauvreté a augmenté dans le pays en 2018 et que les inégalités ne cessent de se creuser, nous entendons réinvestir la question de la participation à la vie culturelle comme facteur d’émancipation et de lutte contre les inégalités “de destins” auxquelles sont confrontées les personnes et familles en grande précarité.

Malgré le développement d’une offre culturelle et de loisirs abondante dans les métropoles, l’accès à ces activités reste très marqué socialement surtout pour les personnes et familles à très bas revenus. Ce constat est particulièrement significatif pour l’accès aux vacances : plus de 80 ans après l’instauration des congés payés en 1936 et la consécration d’un droit aux vacances pour tous, les vacances restent fortement marquées par de profonds clivages sociaux. Selon une étude de la Fondation Jean-Jaurès publiée en 2019, 59 % des ménages pauvres déclarent avoir souvent renoncé au départ en vacances sur les cinq dernières années, ce taux atteignant encore 48 % parmi les classes moyennes inférieures.

Rompre avec la reproduction des inégalités

L’école de la République fondée sur le principe “méritocratique” de l’égalité des chances devant la réussite scolaire peine également à corriger les inégalités de capital culturel et à rompre avec les déterminismes sociaux. Les élèves français de milieux sociaux économiques défavorisés sont cinq fois plus nombreux que ceux des milieux favorisés à ne pas atteindre le niveau minimal de lecture. Ce triste constat place la France parmi les pays les plus inégalitaires de l’OCDE.

Les associations agissant dans le champ de la lutte contre l’exclusion qui accompagnent au quotidien dans leur accès aux droits les familles les plus en difficulté doivent centrer leurs efforts en faveur de l’émancipation de tous avec la volonté de rompre avec la reproduction des inégalités.

La Fédération des acteurs de la solidarité avait déjà posé dans son projet fédéral adopté en janvier 2017 la nécessité d’intégrer dans l’accompagnement social global l’accès à la culture et l’aide à la production de biens culturels. Pourtant, sur le terrain, cette orientation ne va pas de soi : les acteurs de l’hébergement sont souvent débordés par les demandes d’accueil et d’accompagnement qui sont trop souvent sans solution face à la pauvreté liée à la crise du logement ou aux politiques d’asile. L’accueil d’urgence prévaut trop souvent au détriment de l’insertion et des parcours de retour à l’autonomie. Les moyens manquent dans les territoires pour sortir les personnes des situations de survie au quotidien pour leur proposer des activités de loisirs, de sport, des lieux de production culturelle ou encore des activités d’éveil pour les plus jeunes.

Pourtant, nous ne pouvons accepter qu’une partie de la population la plus pauvre soit privée de ces biens communs qui préparent à la citoyenneté, à l’autonomie et parfois à l’intégration. Forts de cette conviction, et en s’appuyant sur l’expertise de nos adhérents, nous avons conçu avec les associations nationales Les Petits débrouillards et Cultures du Cœur un projet commun intitulé “Respirations” qui soutient les projets associatifs intégrant la culture, la science, les vacances, le sport ou les loisirs dans l’accompagnement des personnes. La signature d’un partenariat avec l’Agence nationale des chèques-vacances a déjà permis d’organiser le départ en vacances de 400 personnes hébergées en 2019 avec une préparation au séjour intégré dans l’accompagnement social.

La création de tiers lieux de type “fabrique culturelle” accessibles aux familles en difficulté dans les lieux d’hébergement ou à proximité, sur le modèle de l’expérience menée depuis plusieurs années aux Grands Voisins dans les locaux de l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul (Paris XIVe) avec l’association Aurore est une autre priorité de ce programme. Nous devons inciter les collectivités locales à mobiliser les “friches” et locaux vacants pour créer des lieux d’hébergement qui soient aussi des lieux de mixité sociale, de participation citoyenne, de culture et de pratiques scientifiques et techniques.

Décloisonner et transformer les pratiques

La production de biens culturels avec les personnes accueillies au sein des activités d’hébergement est aussi un formidable levier de participation et d’expression des personnes en situation de précarité. Créons l’opportunité pour les intervenants sociaux d’utiliser la culture et les loisirs pour construire avec les personnes un parcours d’insertion fondé sur leurs envies et leur projet de vie. La formation des intervenants sociaux à la médiation culturelle appuie les acteurs à intégrer les pratiques culturelles dans l’accompagnement social global. Ce projet est aussi l’occasion de croiser les cultures professionnelles et associatives dans les territoires, de décloisonner et de transformer les pratiques, notamment les savoir-faire du travail social dans l’hébergement et l’insertion par l’activité économique avec l’apprentissage des pratiques harmonieuses et scientifiques.

Enfin, “Respirations” permettra aux associations d’intervenir sur des projets d’accès à la culture et à la science dans les hôtels hébergeant des familles sans domicile fixe. Rappelons que 45 000 personnes, dont 20 000 enfants, vivent à l’hôtel dans des conditions souvent très précaires et peu favorables à l’éducation et à l’émancipation. Pour ces enfants encore plus que pour les autres, le lien avec l’extérieur est fondamental, car il permet de sortir de l’enfermement physique et psychologique généré par leur cadre de vie.

« La participation de tous à la vie citoyenne de notre société »

Pourtant, plusieurs textes reconnaissent l’importance de l’accès à la culture et aux savoirs de toutes et tous : Déclaration universelle des droits de l’Homme des Nations unies, loi contre les exclusions de 1998, loi “NOTRe” de 2015, loi “égalité citoyenneté” de 2016, sans avoir pour autant permis jusqu’à présent d’opérer le changement d’échelle nécessaire à une véritable mobilisation en faveur de la participation de toutes et tous à la vie culturelle, scientifique, citoyenne de notre société. La stratégie nationale de lutte contre la pauvreté est donc une occasion de mettre en œuvre massivement et concrètement des droits culturels souvent proclamés dans les textes. Changer les pratiques d’accompagnement social, lutter contre les déterminismes sociaux et la reproduction de la pauvreté de génération en génération, créer les conditions de l’émancipation, du partage avec d’autres citoyens, de la rencontre avec les habitants, les étudiants, les artisans, les entreprises permet non seulement de désenclaver ces situations, mais bien au-delà de créer les innovations techniques, sociales et culturelles qui permettront à tous de mieux vivre son quartier, son village, sa ville. La mobilisation de tous, associations, Etat, collectivités territoriales, sera nécessaire au niveau national comme en région pour faire vivre l’ambition d’un accès inconditionnel à ces droits fondamentaux.